Le voyage en Amérique de Samuel, d'un krach à l'autre

 

À l'occasion du fastidieux et complexe classement de photos transmises par ma mère, me voilà repartie sur les traces de mes proches. Observer les visages, les paysages, tenter de découvrir les lieux, les périodes et les instants de vie figés sur images, me transporte dans un autre espace. Et, me reprend l'inlassable tentative de reconstituer l’histoire brisée et méconnue de ma famille, une histoire que je modèle et remodèle au gré de mes lectures, discussions et par l'apport constant de nouveaux documents d'archives.

Longtemps j'ai cru que mon grand-père Samuel Schwarz avait quitté la Pologne pour les États-Unis en 1929 dans le contexte de la plus grande crise économique du vingtième siècle qui, depuis New York, allait avoir des conséquences sur le monde entier. Je relatais cet épisode dans mes différents récits, sans trop me poser de questions, interprétant les mots de ma mère que j'avais transcrits à la hâte sur un cahier d'écolier : « parti aux USA faire fortune, sans sa femme qui avait peur du bateau, a perdu tout son argent à cause du Krach, revenu à Vienne sans un sou » etc.

Dans les archives d'Ellis Island sur lesquelles je m'étais penchée assidument, un seul Samuel Schwarz né en 1881 lui correspondait mais la date d'arrivée à Ellis Island, le 23 novembre 1907 et la nationalité « Hungary, Hebrew » m'avaient trop vite fait écarter cette piste car elle ne correspondait pas à ma « reconstitution ». Ne pas trouver de traces de lui en 1929 sur le site ne m'avait pas troublée outre mesure car tant de traces se sont effacées et tant de données se sont révélées inexactes au cours de mes longues années de recherches. Je n'en étais pas à une incohérence près.

https://www.statueofliberty.org/ellis-island/family-history-center/

Tout récemment, à la lecture du passionnant livre autobiographique Jadis et Daguerre d'Erwin Blumenfeld, un doute m'a saisi sur la date réelle du départ de Samuel et j'ai complètement révisé « ma théorie ». Dans le récit de sa vie riche en péripéties, le célèbre photographe évoque un krach dit « de Wabash » survenu à la bourse de New-York au cours de l'été 1908. Je découvre alors qu'il avait eu plusieurs krachs boursiers dans le pays de tous les rêves !

En étudiant davantage cette question, j'apprends que 1907 fut l'année d'une crise bancaire dite « Panique des banquiers » et qu'elle se produisit en pleine période de récession jetant à la rue des milliers de familles. https://fr.wikipedia.org/wiki/Panique_bancaire_am%C3%A9ricaine_de_1907

Le départ de Samuel en 1907 prend ainsi une certaine cohérence et la date imaginée en 1929 devient de plus en plus improbable.

En 1907, il était encore un jeune homme dynamique de 26 ans, avec seulement 3 enfants, si l'on peut dire : Leib, Malka, Schloïme ! Tous les espoirs étaient alors permis!

En 1929 à 48 ans, un âge bien avancé à l'époque, le départ d'un père de déjà 9 enfants aurait laissé davantage de traces dans la mémoire de ses descendants. Aurait-il laissé sa femme face à une aussi lourde charge familiale? Et peut-on imaginer qu'il n'aurait pas tout fait en 1929 pour ne pas retourner dans un pays où l’antisémitisme s'était encore exacerbé depuis la fin de la première guerre mondiale ?

Samuel a embarqué à Hambourg sur un bateau nommé Patricia pour arriver à Ellis Island en novembre 1907, une période de crise économique qui devait se prolonger jusqu'à l'été 1908.

Il voulait probablement rejoindre ses sœurs, Rywka et Shindla, parties en Amérique au début de ce siècle. Et peut-être que son jeune frère Leizer et l'ainé Yankel projetaient-ils également de les rejoindre mais leur destinée reste encore inconnue?

Si la vie pour les deux sœurs n'a pas été aussi idyllique qu'elles l'espéraient, elle leur aura du moins été épargnée.

L'échec de son installation au pays de la liberté et son retour obligé vers la Galicie, aura probablement constitué une rude et amère épreuve. Réduit à la misère dans un pays en crise et ne trouvant aucune issue favorable pour s'en sortir, il avait préféré retourner dans son shtetl de misère.

Son retour avait été possible jusqu'à Vienne où il fut accueilli par sa belle-famille et il n'aurait pu poursuivre sa route jusque chez lui sans l'aide financière envoyée par son épouse. Ce « ratage » allait prendre des tonalités d'autant plus dramatiques que réussir sa vie aux États-Unis aurait pu sauver des années plus tard une bonne partie de la famille de la destruction barbare programmée par les nazis.

Un rappel à l'histoire aura éclairé la part de mystère concernant la nationalité hongroise qu'il déclare à son arrivée à Ellis Island. https://www.britannica.com/place/Austria-Hungary (lien envoyé par mon cousin Benjamin avec qui nous rassemblons péniblement les souvenirs!)

L'empire Austro-Hongrois ou « monarchie danubienne » a existé jusqu'en 1918, la Galicie où vivaient Samuel et sa famille faisait partie de cet empire à l'époque du voyage en 1907 donc rien de surprenant à ce qu'il soit déclaré juif hongrois à l'arrivée. 

Seule la ville de Kapas indiquée m'intrigue car je n'en avais jamais entendu parler jusqu'à la lecture du document. Peut-être une partie de sa famille s'y était-elle installée et qu'il souhaitait la voir avant le grand départ...ou peut-être tout simplement le préposé à l'accueil des réfugiés sur le sol américain aura-t-il mal noté ou interprété ce que lui disait cet étranger dans une langue dont il ne comprenait pas le moindre mot?

Combien de temps est-il resté à New-York, chez qui était-il hébergé, quel a été son activité? Toutes ces questions trouveront-elle un jour une réponse?

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