A la manière de Georges Perec ... Je me souviens

Le 4 octobre 2015

A la manière de Georges Perec ...Je me souviens

I- Les premières années

Je me souviens du quartier des Halles de mon enfance, insalubre et animé. Des caisses de nourriture s’entassaient sur les diables ; des hommes pressés charriaient sur leurs épaules de volumineux quartiers de viande qui maculaient de sang leurs tabliers blancs ; des voix fortes s’élevaient de toute part et les détritus jonchaient le sol. Le matin, il fallait éviter les obstacles et ne pas glisser dans les flaques d’eau sales. Pour traverser ce champ de bataille, ma mère me tenait par la main sur le chemin de l’école rue de l’Arbre-Sec, du nom possible de la potence qui servit un jour à pendre les condamnés.

Je me souviens des « passages clouté » ; sur les clous d’argent bombés, parfois nos pas s’amusaient allant de l’un  l’autre au jeu d’une marelle imaginaire.

Je me souviens des « Bains Douches Municipaux », mon père s’y rendait régulièrement portant son sac de linge tandis que ma sœur et moi prenions notre bain dans une bassine ronde, en métal, munie de deux poignées et posée à même le sol dans l’espace cuisine de notre logement exigu de la rue Saint-Honoré. Les toilettes « à la turque » se trouvaient sur le palier et nous vivions dans un confort sommaire.

Je me souviens avoir porté des nattes puis plus tard des macarons ; coiffure de tresses enroulées au-dessus des oreilles, ma mère peignait avec amour et dans la douleur aussi, mes longs cheveux indisciplinés.

Je me souviens de la première machine à coudre de mon père qui prit place un jour devant la fenêtre unique de notre pièce de vie. Elle accompagna de ses ronronnements et soubresauts une bonne partie de mon enfance puis de mon adolescence.

Je me souviens de notre premier téléviseur dans les années soixante, une présence imposante sur le buffet de la salle à manger dans notre intérieur étriqué.

Je me souviens de « La séquence du spectateur », le dimanche midi, la musique du générique clôturant l’émission annonçait le début du repas familial et la fin d’une évasion.

Je me souviens du nom de la concierge Madame Saillard. Sa loge située au premier étage face à l’escalier raide et étroit,  constituait l’étape initiale avant l’ascension jusqu’à notre logement au quatrième sans ascenseur, porte droite. Nous avons souvent attendu chez elle le retour du travail de notre mère et pour occuper ce temps, j’observais avec attention sa façon de donner leur courrier aux voisins qui toquaient à la porte vitrée.

Je me souviens de la Simca 1000 blanche de mon oncle ; le moteur avait pris feu un jour de retour de vacances, nous avions dormi dans une auberge de campagne en raison de cette étape obligée. Les vacances d’où nous revenions ma sœur, ma cousine et moi étaient en réalité une sorte de placement d’été en nourrice qui me laissa par la suite un goût amer.

Je me souviens avoir quitté à l’âge de neuf ans le quartier populaire des Halles pour celui tout aussi populaire de la Porte Saint-Martin/République, mais notre quotidien fut nettement amélioré dans le nouvel appartement avec salle d’eau que nous occupions désormais. Les pièces étaient disposées en enfilade et chaque fenêtre donnait sur une cour bien animée.
Voilà encore encore quelques souvenirs de la "période rue René Boulanger" qui était dans les années soixante le quartier de la couture....

II- Le quartier « République » et les années lycée

Je me souviens des grands magasins bordant la Place de la République. Ils avaient pour nom : « A la Toile d’Avion », possession de l’industriel textile Marcel Boussac qui entre autres coups de génie fabriqua le  tissu « petit vichy » rendu célèbre en 1959 par Brigitte Bardot arborant sa robe de mariée vichy rose et « Les Magasins Réunis » qui fermèrent leurs portes en 1982. Situés proches de la caserne de la Garde Républicaine, bâtiment austère et imposant, ils donnaient l’impression d’un ordre immuable et rassurant lorsque je passais devant ou les traversais en flânant.

Je me souviens du marché Château d’Eau, à Paris dans le 10ème arrondissement. Chez l’épicier Honigman, ma mère achetait des produits d’Europe de l’Est et me gavait de gâteau au fromage le samedi matin juste avant l’heure du repas ; je savourais cette pâtisserie en écoutant les conversations colorées de mots étrangers des clients qui se retrouvaient là chaque semaine « comme à la maison ».

Je me souviens du Dror, « Mouvement Socialiste des Jeunesses Sionistes ». Dans les locaux situés Boulevard Voltaire au-dessus du Bataclan, les chants et danses israéliennes nous rassemblaient chaque semaine dans l’espérance d’un monde meilleur et dans l’illusion d’une famille réunie.

Je me souviens des bancs de bois du métropolitain et des mots de cette publicité lus dans les tunnels : Du Dubon  Dubonnet que ma mère répétait en riant de son accent prononcé.

Je me souviens du lycée Victor Hugo pour filles dans les années soixante ; blouse beige une semaine, blouse bleue l’autre semaine ; porter un pantalon était interdit et la rigueur resta de règle jusqu’au vent de liberté qui souffla en 1968 autorisant à débattre et jouer de la guitare dans l’ambiance enfumée d’une salle d’études.

Je me souviens avoir longtemps acheté ces fameuses blouses de rentrée dans le magasin cité plus haut  « À la toile d’avion »  ainsi rebaptisé par l’avisé industriel qui reconvertit les stocks de toile d’avion de la première guerre mondiale en chemises, caleçons, pyjamas, blouses etc. Cette chaîne parisienne de magasins de tissus, dénommée auparavant : « Le pauvre Jacques », était issue de la Compagnie commerciale des pays du Nord.

Je me souviens des trajets de retour improvisés qui concluaient agréablement nos journées de cours. Du Lycée Victor Hugo jusqu’à mon domicile rue René Boulanger, nous empruntions des chemins détournés en passant par la rue de Bretagne, le square du Temple, la rue de Turenne ou le Boulevard de la République selon les copines à raccompagner. Mon arrivée tardive exaspérait mon père avec pour conséquence l’interdiction de sorties, d’une durée plus ou moins longue, proportionnelle sans doute à l’inquiétude que mon retard avait suscité en lui.

Je me souviens de Bob Dylan la voix encore claire et jouant de la guitare sèche. Je m’imprégnais de ses paroles tout en perfectionnant mon anglais et écoutais en boucle ses chansons pour bien en comprendre le sens.

Je me souviens du livre de Léonard Cohen intitulé « Les Perdants Magnifiques » et des paroles de sa chanson « Suzanne » que l’on apprenait en cours d’anglais, c’est l’un des rares cours qui me soit resté en mémoire, on ne s’y ennuyait pas.

Je me souviens de l’enseignement d’histoire au lycée, on parlait de la guerre de 39-45 sans évoquer la déportation des juifs ni les lois raciales de Vichy, l’ignorance de mes camarades à ce sujet m’avait interloquée, je vivais dans un monde parallèle.

Je me souviens du stylo à billes à quatre couleurs en métal argenté, il représentait à mes yeux un signe de richesse indiscutable et lorsque je le reçus un jour en cadeau pour je ne sais plus quelle occasion, il me procura un vif plaisir.

Je me souviens des buvards multicolores achetés chez Gibert Jeune et des bonnes odeurs de papeterie, les préparatifs de rentrée d’école représentaient pour moi des moments privilégiés.

Je me souviens d’un jour de mai 1968 lorsque le drapeau rouge fut installé sur le toit de la Bourse du Travail, Boulevard de Magenta, nous observions ce spectacle par la fenêtre de chez mon amie Janine Lewin.


III- La vie familiale

Je me souviens des mots yiddish échangés entre mes parents lorsque la conversation n’était plus pour les enfants mais aussi de la compréhension ou interprétation que nous  avions fini par avoir au fil du temps, ma sœur et moi, de ces mots devenus familiers.

Je me souviens de l’expression « devenir un mensh dans la vie » que mes parents utilisaient dans les moments solennels nous signifiant que nous devions devenir de « belles personnes » alliant réussite sociale et humanité.

 Je me souviens de ces deux expressions couramment utilisées par mes parents et pour moi équivalentes : « s’habiller comme un shnorrer ou porter des shmatès » ; elles désignaient aussi bien le clochard que l’individu mal fagoté par manque de goût ou par la qualité médiocre des vêtements portés. Le shmatès s’opposait au beau tissu utilisé dans leur travail de « Tailleurs  pour Femmes Haute Couture ».

Je me souviens des lignes de punitions que notre père nous imposait : « Je ne dois pas claquer les portes », lorsque ma sœur et moi étions trop bruyantes alors qu’il se démenait pour réaliser dans le temps imparti les tailleurs et manteaux commandés par son employeur. Les échanges avec ma mère étaient souvent houleux et l’ambiance familiale surchauffée.

Je me souviens de la rue Meslay et de ses nombreuses boutiques de mercerie, j’achetais souvent des bobines de fil « Decofil » pour compléter les canettes de la machine à coudre de mon père. Dans ces boutiques étroites, les rayonnages de boîtes et bobines, fixés derrière le comptoir de vente, m’impressionnaient tant par leur quantité que par leur classement bien codifié selon leurs couleurs ou numéros.

Je me souviens des jours de veille de fête lorsque ma mère tuait la carpe dans l’évier pour préparer le gefilte fish, le sang giclait et j’avais la nausée. Le poisson, acheté chez un poissonnier de quartier, était  fraichement  pêché dans un aquarium qui me semblait géant.

Je me souviens de l’animation du Carreau du temple lorsque, nous allions acheter des vêtements, ma mère, ma sœur et moi. Ces sorties représentaient un des rares moments de loisirs et de partage entre ma mère et nous.

Je me souviens de la bonne odeur du café frais moulu le matin et de ma mère qui fredonnait en s’affairant dans la cuisine.

Je me souviens du téléphone noir, à disque rotatif, posé sur une étagère proche de la porte d’entrée et de  notre numéro : Bolivar ou peut-être bien Botzaris 92 37. Seules les trois premières lettres de ces noms de personne ou de ville suivies des quatre chiffres étaient à composer. Ces dénominations littérales, situant l’origine sociale du quartier d’habitation, furent abandonnées en 1963.

Je me souviens des 1er Mai, costumés et chantants ; en présence de mon père, dans une atmosphère de fête, nous assistions aux défilés sur le pas de la porte cochère du 46 rue René Boulanger.

Je me souviens de « La cage aux folles »  à l’affiche du caveau de la République et du ton méprisant avec lequel les parents intellectuels de mon amie Laureen en avaient discuté, alors que mes parents appréciaient sans réserves ; il y avait un fossé entre deux cultures et je trouvais difficilement mon équilibre entre les deux.


IV- Les années étudiantes

Je me souviens avoir été vendeuse le samedi au Printemps, cela s’appelait faire des extras et rapportait 50 francs pour la journée de travail, je vendais des articles de sport sans rien connaître sur le sujet et racontais ce qui me semblait bon aux clients. La paye était donnée le soir même dans une enveloppe blanche et améliorait mon quotidien étudiant. A partir des années 1996 une obligation d’établir des contrats s’imposa au magasin pour ces emplois jugés précaires mais je n’y travaillais déjà plus depuis longtemps.

Je me souviens de la chambre de bonne minuscule dans laquelle j‘ai habité pendant plus d’un an rue du Château d’eau,  il faisait si froid que je ne pouvais travailler qu’en position allongée sous une épaisse couverture ou bien rester le plus tardivement possible dans les bibliothèques universitaires ce qui me permit aussi de nouer des liens d’amitiés indéfectibles avec d’autres étudiants.

Je me souviens du restaurant universitaire de la rue Mazet, le repas coûtait moins de cinq francs, l’hygiène était douteuse et la quantité de féculents servis à la louche abondante. Des petits suisses étaient projetés au plafond lors de moments de défoulement ou de folles révoltes étudiantes. Ces débordements culinaires s’observaient également dans les salles de garde de l’l’hôpital.

Je me souviens que les films projetés dans le cinéma de la rue Saint-André des Arts restaient à l’affiche durant des mois, ce qui nous laissait le temps de les voir et de les revoir à loisir.

Je me souviens de la pâtisserie viennoise de la rue de l’École de Médecine, nous savourions là, entre amis, notre chocolat chaud accompagné de strudel ou de pavé aux noix au moment des intercours ou même pendant l’heure des cours que nous séchions allègrement.

Je me souviens qu’une pharmacienne du Boulevard Saint Michel refusa un jour de me vendre la pilule et de son regard méprisant lorsqu’elle me rendit mon ordonnance.

Je me souviens du jour où fut annoncée à la radio la mort de Pierre Goldman, je passais l’été à Gorbio, paisible village de l’arrière-pays mentonnais, entourée de gens qui ignoraient jusqu’à son nom.

Je me souviens de nuits dansantes au Caveau de la Huchette, entassés comme des sardines, la tête dans les nuages et le cœur en fête.

Je me souviens avoir lu d’une traite les « Mémoires d’une jeune fille rangée » de Simone de Beauvoir et d’avoir bien plus tard découvert le livre de Bianca Lamblin « Mémoires d’une jeune fille dérangée » qui  avait brutalement désenchanté mon admiration pour le couple Sartre /de Beauvoir.

Je me souviens des livres de Woody Allen et plus particulièrement de « Destins Tordus » dont l’humour m’évoquait celui de mon père.

Et, je me souviens de tant d’autres choses qui ne me quittent pas…


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