Moi, détective sur les traces de mon histoire familiale /Présentation pour le Mémorial de la Shoah
Enquête sans fin
I- Les origines d'une quête
Longtemps j'ai eu le sentiment de n'avoir aucune appartenance, de venir de nulle part. Mes parents semblaient inaccessibles, ailleurs, absorbés par leur travail (ils étaient tailleurs!) et leur désir d'intégration. Ils parlaient peu de leur histoire, des proches disparus et de leur vie avant la guerre.. Je percevais leur souffrance sans pouvoir en démêler les fils.....alors pour combler ce vide, je suis partie à la recherche des traces de mon histoire familiale et parallèlement à ces recherches, je poursuis un travail d'écriture et de transmission.
II- La première démarche : un courrier
Mes premières interrogations commencent dès l'âge de 14 ans par un courrier adressé au professeur de médecine Robert Debré. Je savais qu'il avait sauvé mon père pendant la guerre en lui procurant de faux papiers sous le nom de Valentin Pouchubrun. Il l'avait caché et employé quelques mois comme aide-jardinier dans sa propriété à Vernou-sur-Brenne en Touraine.
Un lieu où je suis allée en 2011 munie de la carte postale reçue en réponse à mes interrogations d'enfant. Dans cette propriété, j'ai pu raconter à trois générations de descendants du Professeur l'histoire de mon père.
III-Le déclic de la reprise des recherches
Lors de la diffusion télévisée en 1987 du film Shoah de Claude Lanzman, l'interview de Michael/Mordechai Podchlebnik met en émoi notre famille par ce nom que nous partageons et sa ressemblance avec mon père. À cette période, je travaille à la SNCF et en résonance avec le film, les trains de la mort envahissent mon espace.
Ce « déclic » me conduit à nouveau sur le chemin des recherches...
IV- Les premiers lieux de recherche
Mon premier lieu de recherche a été le centre de documentation juive contemporaine (CDJC).
Une vieille dame à l'accent yiddish m'apporte les registres de déportation des juifs de France pour Auschwitz. Je découvre les noms de mes grands-parents paternels : Maria, Rafaël et son frère Joseph ..
Je continue alors à dérouler le fil de la bobine en consultant les registres d'état-civil des mairies de Paris pour chercher les actes de mes proches nés, mariés ou morts à Paris. À l'époque, il n'y avait pas d'informatisation des données et il fallait se déplacer avec une autorisation du procureur de la République (que je renouvelle durant 4 ans).
Je trouve, entre autres, l'acte de naissance de ma grand-mère Maria née dans le 12ème arrondissement en 1906, j'ai la surprise d'y lire la mention de son décès à Drancy. Sur le moment, j'ai été rassurée qu'elle ait échappé à Auschwitz mais cette mention erronée sera à corriger par la suite.
V-Sur les traces de Maria
Dans les années 2000, alors que je travaille au ministère de la justice, je me rends aux archives de la préfecture de Police situées dans le 5ème arrondissement avant leur déménagement au Pré-Saint-Gervais.
Un historien attentif (Olivier Accarie Pierson) cherche les documents relatifs à l'arrestation de Maria lors de la rafle du Vel d'Hiv, il trouve :
- le registre de recensement israélites et entreprises juives du 3ème arrondissement de Paris où elle vivait, le seul qui n'a pas été détruit après guerre. Maria se fait recenser en octobre 1940 et vient chercher ses deux étoiles jaunes en mai 1942.
- la liste des objets déposés à l'entrée du camp de Drancy où elle signe à son arrivée un bordereau en échange de ses derniers biens.
L'historien m'incite fortement à ouvrir un dossier auprès de la CIVS (Commission d'Indemnisation des Victimes de Spoliation), où j'obtiens par la suite de nouvelles informations sur les spoliations familiales....
Bien plus tard, je trouve de nouvelles traces de Maria aux Archives de la Préfecture de Police au Pré-Saint-Gervais : Le courrier d'un voisin de son immeuble témoigne de son arrestation au premier jour de la rafle du Vel d'Hiv.
Ses parents arrivent de Varsovie à Paris en 1905. Elle nait un an plus tard et, à l'âge de 3 ans, sa mère l’amène en Pologne. Elle y restera jusqu'à l'âge de 14 ans suite au décès de sa mère puis de ses grands-parents et la survenue de la guerre 14/18. Son père Salomon parvient à la faire revenir en France en 1920 seulement.
J'ai compris pourquoi je n'avais jusque-là trouvé aucune trace de sa mère ni de son enfance supposée parisienne et que j'imaginais sereine.
De ma grand-mère Maria Silbestein
Il ne reste pas de traces
Une adresse juste retrouvée
54 rue du Vert Bois Paris 3ème
Le jour de l'attentat de Charlie Hebdo, une grande anxiété me pousse à reprendre des recherches sur Salomon, le père de Maria. Je possédais son acte de décès et par les archives de l'AP-HP (Assistance Publique Hôpitaux de Paris), j’avais pris connaissance de son décès à l'hôpital Tenon.
J'appelle le cimetière du Père-Lachaise, et apprend qu'il est enterré au cimetière de Pantin.
Sur sa tombe à l'abandon j'ai fait graver son nom et celui de sa fille Maria.
Les cimetières sont aussi une source précieuse de documentation.
Le travail de détective est celui d'une vie avec des allers et retours incessants et parfois de surprenantes découvertes....
VI- Autres ressources-Documents précieux
Le Ministère des Anciens Combattants me fournit les « renseignements sur les non-rentrés » établis en 1947. Rafaël et son frère Joseph « pris le matin au lit à 6h » le 20 août 1941 dans une rafle du 11ème arrondissement.
Après son divorce, Rafaël a eu deux fils d'un remariage. J'ai eu la chance de retrouver récemment l'un deux, Jean devenu John, aux États-Unis avec l'aide de l'association des enfants cachés de New York.
Aux Archives de Caen, je trouve la fiche de rapatriement sanitaire de mon père établie au retour du STO avec son nom d'emprunt, Valentin Pouchubrun, entendu dans mon enfance ce nom prend alors réalité.
Du côté maternel les recherches ont été plus tardives et plus complexes car de la vie de ma mère et de ses proches originaires de Pologne et d'Ukraine, il ne reste plus grand-chose : quelques bribes de récit, divers documents et photos.
Les archives souvent détruites ou introuvables transforment les recherches en véritable chemin de croix !
Le site de Jewishgen.org, l'ITS (International Tracing Service avec le bureau d’éclaircissement des destins), Yad Vashem ont été de grande utilité.
De même l'association du Père Patrick Desbois Yahad-in Unum (située Bd de Magenta à Paris) m'a renseigné sur les massacres de masse dans lesquels disparurent nombreux membres de ma famille maternelle.
Je suis même allée un jour assister à un cours sur la Shoah par balles à la Sorbonne mais étant trop proche de ce drame, je ne me suis pas sentie à l'aise devant la théorisation des évènements et une « distanciation » des étudiants que je ne pouvais ressentir.
VII-Voyages et rencontres
J'ai parcouru des kilomètres pour consulter les archives de différentes institutions en France et à l'étranger en Allemagne à Dusseldorf et Berlin, en Israël à Yad Vashem.
Et tout récemment, je suis allée en Autriche à Linz déposer aux archives de la ville les photos des camps pour personnes déplacées (DP Camps) que ma mère avait conservé.
J'ai découvert que mon père durant sa période du S.T.O se trouvait également dans un camp non loin de ceux que ma mère a connu après-guerre de 1947 à fin 1950.
Leurs deux destins se ne sont pas croisés en Autriche mais ils se trouveront à Paris en 1953.
Une rencontre sans laquelle je ne serais pas !
VIII- Parallèlement au travail de recherche : la transmission
Parallèlement à ce difficile travail de recherche, j'ai voulu transmettre mon histoire familiale par la création.
La mort de mes parents et la naissance de mes enfants ont été des périodes charnières pour écrire et transmettre.
La poésie est mon mode d'écriture privilégié.
Plusieurs recueils ont été édités, le premier : Au pays de l'exil évoque la déportation de ma famille.
Après la mort de mon père, le recueil Passeur de sens est publié en français, yiddish et allemand par un éditeur allemand.
Dans le recueil Tailleurs pour femmes j’évoque l’atelier de couture de mes parents.
En complément de l'écriture poétique, je relate les trajectoires familiales dans différents récits.
Mes textes, déposés à l'Association pour l'autobiographie et le patrimoine autobiographique (APA), sont mis à disposition des chercheurs.
IX- Autres expressions
Depuis quelques années mon blog : Balade poétique au pays de mes ancêtres sous le nom de Jasmine Schwarz décrit l'histoire de ma famille. J'y associe au fil de mes découvertes ou selon mon humeur des documents d'archives, photos, poésie...
Le travail réalisé avec des artistes amies sur le thème de la mémoire, de l'exil, la couture, etc. facilite la transmission :
- Cartes poétiques sur le thème de la couture.
- Interventions sur des lieux de mémoire à Portet-sur-Garonne, au musée de la mémoire du camp du Récébédou.
- Expositions et lectures à l'hôpital Henri-Mondor, sur le thème des arbres et dernièrement à Sanary-sur-Mer avec mon amie Sophie Hassoun-Beghin en mémoire des artistes exilés allemands et autrichiens fuyant le nazisme et qui ont trouvé refuge dans cette ville.
X- Un poème pour conclure : Arbres de vie
Nous sommes
des mots fragiles
et passagers
Inscrits dans un temps
Immuable
Qui poursuit sa course
Nous sommes
des palettes de couleurs
Et des ombres de douleur
Nous ancrons
notre histoire
Au plus profond de la terre
Et sur la terre
Pour mieux nous élever
Au-delà des cieux
Nous sommes
des vies
Unies
Par l’amour et l’amitié
Nous sommes
des arbres
Racines et rameaux
Tissés et métissés
Nous sommes
des Arbres de vie
Source des images
Images d'archives du chapitre V : Tous droits réservés au service de la mémoire et des affaires culturelles de la préfecture de Police.
Images d'archives du chapitre VI : documents issus du secrétariat d'État auprès du ministère de la Défense en charge des anciens combattants.
La carte de rapatriement sanitaire de mon père provient du Service historique de la défense de Caen, Division des archives des victimes des conflits contemporains.
Les autres courriers et photos sont des archives personnelles et familiales.
Commentaires
Enregistrer un commentaire